Post-face au « solfège de l’audible » d’Alain Savouret

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Les éditions Symétrie publient en 2010 l’ouvrage d’Alain Savouret Introduction à un solfège de l’audible, fruit de son expérience accumulée en tant qu’enseignant dans la classe d’Improvisation Générative du Conservatoire de Paris. Voici le texte que j’avais rédigé à la demande d’Alain, publié à titre d’article complémentaire, parmi d’autres témoignages d’anciens de la classe.
Je lui dois bien ces quelques lignes, à Savouret. Un retour sur sa classe au nom barbare, le témoignage d’un ancien, comme on dit. J’avais pensé à un court papier, comme une reconnaissance de dette… « Je soussigné, Benjamin Dupé, déclare m’être passionné dans la classe d’improvisation générative, et continuer aujourd’hui à inventer de la musique grâce à ce que j’y ai appris. » Mais, aux actes officiels, Savouret préfère la tradition orale, c’est sûr. Je serai donc moi-même, partial et peut- être inexact… Car les faits s’éloignent dans le passé, s’emmêlent, et la légende prend corps.
Cela remonte à 1995, je crois. J’étais entré au Conservatoire un an auparavant en classe de guitare. Dans la liste des « disciplines optionnelles » proposées figurait ce qui s’appelait alors « improvisation libre d’ensemble ». Il est troublant de chercher après coup les raisons d’un aiguillage qui allait se révéler capital pour ma vie musicale. Dans mon désir de m’inscrire, il y avait la mémoire de ma première improvisation en public, au Musée des beaux-arts de Nantes, où j’avais découvert que l’espace pouvait être partition. Je terminais une aventure avec une troupe de théâtre, qui avait suffisamment duré pour que je sente le besoin de pouvoir apporter de la musique dans le temps de la mise en scène, au plus proche de l’instant. Il y avait le répertoire de mon instrument que je voulais exploser. Et ces mots : libre, ensemble qui forcément parlaient au guitariste destiné à une carrière d’interprète soliste.
Pour improviser il fallait descendre au deuxième sous-sol du Conservatoire, plateau trois pour être précis. Je suis persuadé que la localisation de la classe a participé de sa direction artistique. Je ne fais pas de misérabilisme : rien de glauque dans ce sous-sol signé Portzamparc, plutôt spacieux et donnant sur une cour intérieure. Certes, un lieu sans fenêtres, mais où justement se déroulait l’activité du Conservatoire sans doute la plus ouverte sur l’extérieur. On aurait pu s’y sentir écrasé par les étages de musique savante empilés au-dessus de nos têtes, il s’y produisait justement le contraire : la survie du populaire. N’étions-nous pas voisins de la classe de jazz d’ailleurs ? Mais c’est surtout la géographie imaginaire qui mérite d’être relevée : le sous-sol, c’est le lieu où l’on installe le laboratoire.
Méprisant totalement les règles élémentaires d’hygiène musicale, ce laboratoire était régulièrement contaminé par des germes extérieurs : musique balte, auvergnate, exercices corporels, même des articles du Parisien. Son équipement succinct (instruments, chaises, grand tableau et marqueurs, quelques microphones, un enregistreur – pupitres exclus, sauf à taper dessus) révélait son fonctionnement : nous étions à la fois les savants et les cobayes. Parce qu’avec le recul, je peux définir l’objet d’étude. Ni le son, ni la musique, mais le musicien : comment il sonne ? Que dit-il quand il joue, et à qui ?
Le jeudi nous descendions donc prendre cours. Et ce n’était pas que Savouret ou Boesch donnassent cours, selon l’expression consacrée, c’était bien plus héraclitéen : nous nous plongions dans le flux collectif qu’ils avaient su susciter.
Cette collectivité était certainement la première richesse de la classe. Car improviser de façon non idiomatique consiste essentiellement à développer une virtuosité dans l’écoute de l’autre, et à travailler la pertinence de l’inscription de sa présence dans un groupe. Riche, complexe et mouvant était ce groupe.
Par les spécialités, d’abord. Entre les instrumentistes, à la technique et à la musicalité affûtées, les compositeurs, rôdés au maniement des concepts, les chanteuses, affirmées dans l’espace, et quelques électrons libres (métiers du son, musicologues) se produisait une émulsion artistique et intellectuelle d’autant plus puissante que chacun se mettait devant les autres dans le danger vertigineux de l’énonciation directe de sa musique, celle du « je, ici, maintenant ».
Par les cultures, aussi. Assumons, et même soyons heureux du prestige international du Conservatoire, cette structure d’élite qui attire des musiciens de toutes les nationalités. Si nous étions déjà rassemblés dans les autres classes pour jouer de la musique (cent pour cent occidentale, soit dit en passant), là, nous inventions la musique ensemble : cela vaut toutes les ambassades. Je me rappelle ainsi, pêle-mêle, les héros de cette superproduction expérimentale… Le japonais Hirano, aussi posé dans les discussions que réellement fou dès qu’il était en jeu, l’allemand Armbruster, au jeu minimaliste et sur-précis, la macédonienne Pavlovska, véritable bombe musicale, le bulgare Lutzkanov, dont on ne savait jamais s’il souriait de nous ou riait en musique, énigmatique provocateur…
Je repense à ce qu’avait dit Dupin, en bon directeur accueillant les nouveaux étudiants du Conservatoire : « dans cette maison, vous allez rencontrer beaucoup de gens, dont certains resteront vos amis pour la vie ». Impossible ici de ne pas citer De La Fuente et Sighicelli, qui sont de ceux-là. Depuis dix ans nous parcourons les routes pour jouer la musique de notre compagnie Sphota, où oeuvrèrent un temps Fèvre et Ogura…
Ami aussi, Savouret l’est vite devenu. Il faut dire qu’il n’était pas difficile de tomber sous son charme. En pédagogue impérial, il n’était pas au-dessus, ni avant, mais avec nous, dans la matière, au travail. Son humour désamorçait bien des situations, car que l’on ne s’y trompe pas : il peut y avoir une grande violence dans l’accouchement de musique, et une grande réticence à reconsidérer ses acquis de musicien classique, déjà chèrement payés d’années d’études exigeantes, au profit d’une mise en perspective plus large. A force de susciter et d’accompagner la pratique expérimentale, Savouret ouvrait des espaces, que nous cartographions par l’analyse et la réflexion. C’est là qu’intervenait sa dimension d’intellectuel, puissant, sauvage et récupérateur. Pour beaucoup d’étudiants, le caractère hétéroclite des nombreuses notions convoquées dans les premiers mois se transformait bientôt en un système de pensée cohérent. Autrement dit, une façon pour le musicien d’entendre le monde, assez inattaquable (hormis quelques lacunes sur la question de la représentation musicale) et d’autant plus fédératrice que la générosité de sa vision, contrairement à celle de certains papes de l’improvisation, n’excluait rien, ni personne.
Savouret n’était pas seul, qui formait avec Boesch un duo aussi complémentaire que désynchronisé – il était rare qu’ils interviennent en même temps. Excellent double suisse, feignant de pontifier, Boesch était un pince-sans-rire qui commençait immanquablement ses séances par une indication au moins déstabilisante, sinon incompréhensible. Capable dans la même séance de parler de Beethoven, de Keith Jarrett, du comportement des oiseaux en vol et de la programmation musicale en langage Lisp, il rajoutait de la perspective à la perspective.
La fin du siècle approchait, et s’affirmait la solidité (pertinence) d’un bâtissage …. Entre temps, la classe était devenue classe “d’improvisation générative“, changement de terme caractéristique d’un projet qui se redéfinissait régulièrement, en permanence au travail, jusque dans son appellation. Pourtant des rituels s’étaient installés, et nous nous reconnaissions entre nous comme se reconnaissent ceux qui ont été initiés. Il y avait quelque chose de sacré dans le cérémonial de l’écoute : douze paires d’oreilles tendues vers la plus improbable manifestation du sonore, dans l’espace vide que délimitait le cercle des chaises. Brook n’était pas tellement cité, car inconnu de beaucoup, mais nous redécouvrions dans la musique, j’allais m’en rendre compte plus tard au contact de chorégraphes et de metteurs en scène, quelques principes fondamentaux des arts vivants.
Dans cet écrin d’attention se multipliaient les mises en jeu, de l’improvisation libre du début de matinée aux improvisations à consignes, dont la liste même s’inventait sur le terrain. Propositions d’énergies, de vitesses, de rôles, de durées, de formes, d’espaces, de mémoire, de nombre : des façons de s’entendre, pas des façons de faire. Car qui jouait le jeu à fond faisait le plus possible à sa façon. Le cadrage temporaire des perceptions servait à révéler ce qu’il y avait de plus singulier dans chacun.
Je n’ai jamais considéré les technologies comme essentiellement indispensables à un renouvellement de la parole musicale. Mais je dois avouer que le magnétophone qui nous enregistrait régulièrement, pour une écoute et une analyse a posteriori, était un outil important. Cet aller-retour entre le jeté et l’écouté permettait de pointer ensemble les forces en jeu dans une improvisation. Nous savions que ce témoin objectivé n’était qu’une partie de ce qui s’était réellement passé, mais il rendait compte de l’enchevêtrement complexe des paramètres. Il permettait des parallèles entre ce que nous avions déjà appris ailleurs et ce que nous découvrions là : entre l’orchestration et la matérialité du sonore, entre les formes et la dramaturgie (radiophonique), entre la polyphonie de notes et l’intervallité, entre la dimension soliste et l’oralité d’un personnage.
Grâce à un savant dosage que là encore je dois attribuer à Savouret, la rigueur de nos préoccupations analytiques n’a jamais tué le plaisir de faire du son, primitif et sacré. Nous nous délections de la résonance des cordes à vide (redécouvrant au passage que le plus simple techniquement n’est pas forcément le moins intéressant), nous jubilions des synchronisations collectives (pulsations primaires et vitales), nous nous acharnions sur les transitoires d’attaque comme des enfants sur les pattes d’une fourmi (en véritables scientifiques du grincement).
L’oreille se formait à une poétique de l’étrangeté, tandis que nous parlions un dialecte inouï, suffisamment réalimenté par les nouveaux arrivants pour ne pas s’enfermer dans une pseudo- esthétique de la modernité.
C’est donc une matière en mouvement qui se cristallisait de manière ponctuelle, quelques soirs dans l’année, à l’espace Fleuret, au contact du public. En investissant le temps et l’espace de la représentation avec ces musiques « jamais entendues et plus jamais à entendre », nous passions de l’écoute protégée du laboratoire à une écoute démultipliée à l’espace, la tension et la résonance. Surtout, nous éprouvions la perception par le profane. Fait hautement comique : ce pompier de service et ces trois mamies « abonnées » à tous les concerts du Conservatoire, qui n’étaient pas les moins enthousiastes. Il faut dire, sans aucune hiérarchie des valeurs, que ce qui se jouait alors n’était rien d’autre, dans la programmation du Conservatoire, qu’une colossale détonation.
Ce n’était pas tant le style des musiques prises une par une qui était original. Ouverts nous étions, certains conscients d’être naturellement sous influence. Grisey pour la dimension spectrale, Ligeti, Lachenmann et Sciarrino pour les objets et matières, Vivier et Ohana pour le rituel, l’école du GRM pour le temps-matière, Cage pour la perméabilité… A chacun par la suite de creuser sa propre couleur ou de tenter une synthèse. Le plus marquant résidait dans l’articulation ou la transformation de ces tranches de musique, déterminées par la personnalité de qui entre en jeu, à quel moment, dans quel coin de la scène. Sensation d’immense liberté partagée par le spectateur et le musicien, d’autant plus grande que, loin du défoulement, c’est l’écoute qui était au travail, et donnée à voir. Ces soirs-là, tout pouvait arriver, car nous essayions de tout entendre.
Stochl, avec ses gammes venues du théâtre et de la danse, était passé par là. Nous devenions un peu plus conscients du plateau, nous déverrouillions le geste instrumental – en partie, justement, grâce à la maîtrise technique (travailler son instrument est très utile), nos corps devenaient porteurs de sens artistique. Ébauche d’un nouvel art de la scène : le théâtre musical sans paroles.
Les concerts donnés au Conservatoire (ou dans le cadre plus professionnel de festivals qui invitaient la classe) étaient aussi l’occasion d’un apprentissage, sur le tas, de la « maîtrise d’œuvre ». Sur une échelle modeste, comment organiser le temps, les personnes et les énergies tout au long de la journée de préparation précédant la rencontre avec le public ? Qu’il s’agisse du croisement avec un autre art (l’image, la danse) ou de l’utilisation d’outils technologiques (traitement du son, dispositifs sonores), nous déroulions la question : que faire ? Les éléments de réponse se dessinaient quand nous caressions les potentialités présentes, comme on apprivoise un instrument, quand nous sentions l’équipe artistique comme le matériau même. Penser, organiser : non pour régler, mais pour favoriser les possibles.
Je lirais plus tard, avec le plaisir de la reconnaissance, les lignes de Brook sur le moment de la représentation. C’est comme un décollage, quelque chose d’une autre nature que la phase de préparation et de réglage des répétitions. Nous qui avions tellement l’habitude d’un morceau abouti, peaufiné, à donner tel quel, à exécuter (!), nous éprouvions pour une fois une autre façon de faire : charger un terrain, en amont, et vivre le jaillissement, le surgissement de la vie.
Un jour nous quittions la classe, un prix de plus en poche, récompense absurde mais non dénuée de valeur sentimentale. Il faudrait donner la parole à chacun des étudiants passés par là pour savoir avec quoi nous repartions. L’expérience individuelle n’est pas soluble dans les bilans pédagogiques. Mais parions : au moins une oreille mieux formée et un son personnel plus affirmé. Bien que de belles rencontres aient eu lieu avec des improvisateurs reconnus (Léandre, Achiary, Matthews), je n’ai jamais eu le sentiment que le sujet était là, dans une fabrique d’improvisateurs. C’était seulement une des voies possibles, pour qui s’épanouirait dans un milieu paradoxalement assez exclusif philosophiquement et esthétiquement.
De mon côté je gardai plutôt un principe fondamental, au-delà du jeu improvisé : la réinvention de mon métier, et les outils de cette réinvention. C’est cela qui a changé ma vie professionnelle.
La qualité des nombreux enseignements que j’ai reçus au Conservatoire m’a permis de rencontrer beaucoup de personnes, artistes ou plus simplement êtres humains. Mais un seul enseignement, celui de la classe d’improvisation générative, m’a servi dans la rencontre, une fois passée la mise en relation. C’est l’hommage que je rends à une classe qui m’a formé aussi humainement. Quelques années comme des leçons ludiques d’un précieux savoir-vivre, toujours à cultiver : savoir-entendre, les hommes, les mondes.

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Benjamin Dupé · Le 8 septembre, 2010